07/09/2010

Golden Tree

Golden Tree


Xyla fut réveillée par le grondement des enfers. En ouvrant les yeux, elle constata qu’elle se trouvait dans une épaisse fumée noire et l’odeur acre lui donna la nausée. Elle sentait le sol trembler, en-dessous d’elle et fut prise de panique.
-          C’est la fin du monde ! hurla-t-elle, en se redressant du mieux qu’elle put.
Un bref coup de vent emporta la fumée qui masquait son horizon et elle vit brièvement apparaître devant elle, une créature aux yeux globuleux et dont le visage noir se terminait en un appendice pendant, qui vibrait au même rythme que les enfers qui tremblaient sous ses sabots. Xyla se raidit, avant de voir le monstre disparaître dans un nouveau panache épais de fumée.
-          UNE MOUCHE TAURENIVORE ! hurla-t-elle de plus belle.
-          Mais bordel, c’est quoi ce bruit ? dit une voix, pas très loin de Xyla.
La peur au ventre, Xyla tendit une main hasardeuse dans la fumée, pour y rencontrer la personne qui venait de parler.
-          Où êtes-vous ? demanda-t-elle, sans couvrir le boucan qui résonnait alentours.
Une main gantée émergea de la fumée et attrapa son bras. Xyla sursauta et poussa à nouveau un cri en voyant le visage d’une seconde mouche taurènivore. Celle-ci lui tenait fermement le bras et allait surement la dévorer ! Mais à son grand étonnement, la seconde mouche taurènivore hurla également, en croisant le visage de Xyla. Les vibrations du sol s’intensifièrent, agrémentés de chocs qui firent vaciller Xyla. Il y eut alors un énorme bruit d’explosion et Xyla sentit le sol s’effondrer en même temps qu’elle. Elle pensa qu’elle devait être morte et qu’elle tombait dans les abysses du monde. Mais sa chute fut brève car elle s’acheva dans un craquement de branches. Le sol s’arrêta de trembler et la fumée se dissipa. Xyla reconnut la vieille épave dans laquelle elle s’était endormie la veille et constata également qu’elle avait atterri au sommet d’un arbre.
-          Ce truc pourri peut voler ? dit-elle à voix haute.
-          Evidemment qu’il vole ! C’est de ma confection donc ça marche ! lui répondit la même voix qu’elle avait entendue quelques minutes plus tôt.
En baissant les yeux, Xyla constata que les deux monstres étaient installés sur les places à l’avant de l’engin. Le plus petit, tout noir et poilu, avait deux oreilles pointues et des griffes au bout des pattes. Le second, beaucoup plus impressionnant, avant des cornes, deux sabots et deux mains gantées.
-          Est-ce que vous allez me manger ? demanda Xyla, inquiète.
-          Te manger ? ricana le gros monstre. Pourquoi je mangerais un truc comme toi ?
Le monstre porta soudain ses mains à son visage et le détacha. Xyla vit avec stupéfaction qu’il s’agissait d’un masque et que c’était une taurène qui se cachait derrière. Une taurène toute noire, au crin en bataille. Dès que cette dernière eut fini de retirer le masque de son coéquipier, un loup au pelage resté gris sur la partie protégée de la suie abondante de la machine, Xyla se jeta sur les deux conducteurs.
-          Vangelis ! Ikhé ! cria-t-elle, folle de joie.
Le poids de Xyla fit basculer l’engin qui tenait péniblement en équilibre sur une branche et ils s’écrasèrent tous les trois plusieurs mètres plus bas, sur un sol couvert de fougères et de mousses.
-          Je peux savoir qui vous êtes pour écraser mon avion comme ça ? demanda Vangelis en se relevant, comme si de rien n’était. Ca va me mettre des semaines pour le réparer !
-          Tu ne me reconnais donc pas ? demanda Xyla, un peu déçue.
Vangelis haussa les épaules.
-          Je ne connais pas d’autre taurène noire que moi.
-          Mais, je ne suis pas noire, moi !
Xyla regarda ses mains et ses bras. Ils étaient en effet couverts de suie qui rendait son pelage sombre. Elle sourit, soulagée de comprendre la réaction de Vangelis.
-          C’est moi, Xyla !
-          Xyla ? reprit Vangelis, en se penchant sur la taurène, restée à terre. Tu as beaucoup changé ! Pas vrai, Ikhé ? dit-elle en se retournant vers son loup.

*  *  *

Pendant les années qui avaient séparées Vangelis et Xyla, chacune avait mené sa route à sa manière. A peine Vangelis avait-elle quitté la clairière de Reflet-de-Lune, qu’elle s’était rendue à Orgrimmar, capitale de la Horde, pour une réunion d’ingénieurs, de la plus haute importance. L’élite avait été sélectionnée pour sa capacité inventive et ingénieuse, pour mener à bien une mission appelée « Grand Froid ». Il s’agissait de construire les premiers zeppelins capables de se rendre sur le continent gelé de Norfendre. Vangelis avait ainsi travaillé sans relâche à la création de ce ballon géant. Elle avait côtoyé pendant de longs mois, des gobelins parfois plus excentriques qu’elle, au grand dam d’Ikhé, qui devait d’autant plus surveiller sa maîtresse. Mais la mission ne s’était pas arrêtée là. Une fois qu’ils avaient mené le zeppelin sur les terres de la toundra boréenne, on pria les ingénieurs de rester, pour participer à l’élaboration d’un campement de la Horde. La guerre était déjà bien présente, en Norfendre et il fallait absolument construire des renforts, pour les premières troupes arrivées par les voies maritimes.
Peu de temps après, l’équipe avait appris que les mages de Dalaran étaient aussi venus s’installer en Norfendre. Vangelis ne souhaitait plus rester sur place, à travailler sur le même projet car ça lui donnait la sensation de s’enliser, ce qu’elle détestait par-dessus tout. Elle se mit alors à la recherche des mages, à bord de sa machine volante, qu’elle avait eu le temps de construire à ses heures perdues. Excepté Ikhé, personne n’avait voulu la suivre, prétextant que le danger était bien trop grand, au-delà des zones défrichées. N’écoutant que son instinct impétueux, elle se mit alors en route, pour la cité des mages. Au nord de la toundra, elle découvrit une zone merveilleusement riche. Il s’agissait d’un bassin préservé par un microclimat. Vangelis s’y installa un certain temps pour y recenser la faune et la flore. Ikhé finit par lui rappeler sa première mission et elle se remit en route, après de longues semaines de pause. Deux mois après son départ du campement, elle trouva – tout à fait par hasard – la cité de Dalaran, en empalant sa machine volante sur le sommet d’une tour.
Vangelis avait ainsi permis au bastion de la toundra, d’entrer en contact avec les mages de Dalaran. Elle occupa pendant un petit temps, une place d’honneur au Conseil. Mais les longues discussions autour d’une table, à propos de la guerre, des armées, des stratégies, étaient bien plus mortelles pour elle que le Fléau. Elle préférait être sur le terrain et tirer les cadavres animés avec son précieux fusil, ce que les membres du Conseils comprirent bien vite. Officiellement, elle fut envoyée pour cartographier les emplacements du Fléau. Officieusement, on l’avait éloignée du Conseil car Vangelis n’était pas quelqu’un sur qui on pouvait compter. Même si elle contribuait à l’avancement de la situation, elle n’était jamais motivée que par ses intérêts personnels et c’était inacceptable, parmi les « Grands » de la cité et des expéditions.

Vangelis passa sa main dans le crin de Xyla et tira doucement sur ses tresses. En regardant la taurène de plus près, elle la débarbouilla grossièrement et découvrit le pelage clair qu’elle avait connu autrefois.
-          Oui, dit-elle en souriant, c’est bien toi !
Xyla sentit la joie l’envahir. Elle sauta au cou de Vangelis puis d’Ikhé et leur déversa un flot de paroles incroyable. Vangelis fut surprise de voir les progrès de la druidesse, en matière de langage et de comportement social. Elle sentit qu’il y avait là un potentiel à exploiter.
-          Que fais-tu en Norfendre, Xyla ? demanda-t-elle.
-          Je suis venue avec une amie… mais je l’ai perdue en cours de route, répondit Xyla, non sans une pointe de tristesse.
-          Elle a été tuée par le Fléau ?
-          Non, elle n’est pas morte…
-          Où vous êtes-vous perdues ?
-          Je ne sais pas très bien, c’est à cause de l’autre
-          L’autre ?
-          Sinival… dit Xyla avec amertume.
-          Je ne comprends rien du tout à ton histoire ! s’énerva Vangelis.
Xyla prit alors le temps de lui expliquer en détail son voyage jusqu’ici. Elle passa brièvement l’Outreterre, bien que Vangelis voulût en savoir plus sur ces terres étranges et lointaines, sur la Porte des Ténèbres mais la blessure de Xyla était encore trop fraîche pour qu’elle puisse parler de tout ce qui s’était passé là-bas. Ikhé eût alors le tact de concentrer l’attention de sa maîtresse sur l’arrivée de Xyla et Lavinis en Norfendre et le comportement étrange qu’avait l’elfe de sang. Vangelis arrêta de poser ses questions sur l’Outreterre et voulut en savoir plus sur Lavinis. Xyla lui expliqua leur combat au Sanctuaire de Givrelame et leur rencontre avec Chromie et le Sablier Temporel.
-          Attends, tu me dis que Chromie semblait ne pas aimer Lavinis, sans raison apparente ? coupa Vangelis.
-          Heuuu, oui. Elle était merveilleuse avec moi mais elle ne voulait pas que Lavinis reçoive un Sablier. Mais après, elle a changé d’avis, reprit rapidement Xyla.
-          Ah bon ?
-          Oui, le lendemain matin, Lavinis s’est réveillée avec le Sablier dans son lit, ajouta Xyla, avec une légère angoisse.
Vangelis secoua la tête.
-          Ce n’est surement pas le genre de Chromie d’être aussi équivoque !
-          Bah, qui d’autre a pu lui apporter le Sablier alors ? demanda Xyla.
-          Je ne sais pas… Continue, je te prie.
Xyla raconta le combat qui s’était déroulé, suite à la mission que lui avait confiée Chromie, et Vangelis pâlit à cette écoute mais n’interrompit pas Xyla, qui termina son récit en expliquant leur arrivée, quelque peu chaotique, à Dalaran. Quand elle eut fini, Vangelis ferma les yeux et soupira longuement.
-          Quel bordel ! marmonna-t-elle.
-          Vangelis, dis-moi ce qui est arrivé à Lavinis ? Elle me manque…
-          Si je peux te donner un conseil, Xyla, fais déjà le deuil de ton amie…
-          Comment ça ?
-          Sinival et Lavinis, ce n’est pas la même personne ! Et Sinival, c’est ce que je combats depuis des années !
-          Quoi ?
-          Le Fléau !

*  *  *

Xyla avait eu beaucoup de mal à digérer ce que Vangelis lui avait dit. Elle s’était refusée d’y croire mais à force de repasser les derniers souvenirs qu’elle avait de Lavinis, elle devait se rendre à l’évidence qu’il ne s’agissait bel et bien que de Sinival. Vangelis lui avait gentiment proposé de se joindre à elle et Ikhé pour quelques jours, histoire de l’aider à réparer l’avion qu’elle avait endommagé. Ils s’étaient ainsi rendus tous les trois à un petit campement rudimentaire construit dans les arbres, au bord d’un magnifique lac qui recueillait l’eau de toutes les rivières du bassin. Xyla remarqua que ce n’était pas la première fois que Vangelis se rendait ici, de par ses gestes trop habitués.
-          Tu as construit toi-même cette maison ? demanda Xyla en tirant sur l’échelle de liane qui y permettait l’accès.
-          Bien évidemment ! Je fais tout moi-même, je n’ai besoin de personne ! répondit Vangelis, depuis le dessous de son engin qu’elle avait traîné jusque là.
Xyla observa le décor fabuleux dans lequel Vangelis et Ikhé s’étaient installés. Elle les enviait un petit peu, les imaginant avoir trouvé le repos en ces lieux. Elle ignorait évidemment tout des missions et combats que menait Vangelis. Elle préférait se baigner dans une douce rêverie en caressant son œuf qu’elle avait pris près d’elle, au soleil.
-          Vangelis ?
-          Mmmmh ? répondit cette dernière, très préoccupée par la fuite de carburant au niveau du gyromatron explosif.
-          Tu n’as pas envie de retourner en Mulgore avec moi ?
-          Pourquoi faire ? rétorqua-t-elle en faisant grincer un écrou.
-          Et bien, expliqua-t-elle de son mieux, parce que c’est notre terre natale… Et que cette terre est paisible, comme ici… Et que ça me manque.
-          Rien n’est paisible, petite druidesse !
Vangelis se hissa du dessous de son engin. Elle était couverte de crasse et les lunettes qu’elle portait lui donnaient un air légèrement altéré. Elle fit quelques pas et s’assit en face de Xyla.
-          Le monde change, petite Xyla. Et avec lui, les gens qui nous entourent… Regarde ton amie Lavinis, tu n’aurais rien pu faire pour elle.
-          Mais toi, tu n’as pas changé ! Et moi non plus ! Retournons en Mulgore !
Vangelis secoua la tête.
-          Tu as beaucoup changé, répondit-elle calmement. Et moi aussi, très certainement. Le destin est ainsi cellé, Xyla. Tu peux te battre contre de nombreuses choses mais pas contre ça.
Vangelis posa une main compatissante sur l’épaule de Xyla et retourna à ses réparations. Xyla repensa à ce qu’elle venait de lui dire. Ca avait un sens, pour elle mais elle se refusait d’admettre qu’il était impossible de sauver Lavinis. Elle se laissa tomber en arrière, sur le sable qui bordait le lac et observa le ciel, sans rien dire. Il n’y avait plus que le bruit des cascades et l’eau qui frémissait, de temps à autre couvert par un juron de Vangelis ou un bruit de pièce métallique.
-          Je vais me charger moi-même de Sinival ! annonça Xyla, toujours en regardant le ciel.
Elle entendit un gros bruit, suivi par quelques insultes bien grasses.
-          Pardon ? demanda Vangelis, qui avait à nouveau sorti sa tête du dessous de son engin.
-          Je vais aller sauver Lavinis !
-          Et comment ? questionna-t-elle, avec ironie.
-          Je ne sais pas encore… Je vais le faire, c’est tout !
-          Xyla, dit Vangelis un peu excédée par l’entêtement de la druidesse, tu ne peux tout simplement pas battre Sinival, et tu sais pourquoi ?
-          Pourquoi ?
-          Parce que Sinival sait tout ce que Lavinis sait ! Par conséquent, elle te connait vraiment très bien ! Toi et tes techniques de combat, tes métamorphoses et surtout tes points faibles !
-          Mais toi, elle ne te connait pas !
Vangelis posa un lourd silence, à la réplique de Xyla.
-          C’est hors de question ! dit-elle.
-          Pourquoi ? insista Xyla. Ca ne te demande pas grand-chose !
-          Ca ne m’intéresse pas !
-          Mais pourquoi ?
-          Parce que ça ne m’intéresse pas, c’est tout ! Je ne suis pas un ange qui vole au secours des âmes perdues !
Après quoi, elle se replongea sous son engin avec la ferme intention de ne plus en sortir tant qu’elle n’aurait pas fini ses réparations. Ikhé, qui avait écouté d’une oreille attentive, se coucha près de sa maîtresse.
-          Tu sais, Vangelis, murmura-t-il, il s’agit quand même de battre le Fléau…

*  *  *

Le soir venu, Xyla, Vangelis et Ikhé s’installèrent autour d’un feu de camp, pour prendre leur repas. La canne à pêche à électro-impulsions automatiques de Vangelis avait pêché une bonne trentaine de gobie tête-de-tonneau avant que quelqu’un ne s’en soit rendu compte et l’arrête. Ils avaient donc de quoi manger pour plusieurs jours… Cependant, la tension de l’après-midi ne s’était pas dissipée et tout se faisait en silence.
-          Tu sais faire quoi, Xyla ? demanda finalement Vangelis, en brisant la glace.
-          Heuuuu… je sais préparer du poisson et des salades de fruits aussi.
-          Non, dit Vangelis en essuyant la réponse de Xyla d’un geste de la main, que sais-tu faire en combat ? Quelles transformations maîtrises-tu ?
-          Ah, ça ! Je peux me transformer en ours, en félin, en oiseau aussi !
-          Et te battre ?
-          Oui, oui, répondit Xyla, du bout des lèvres.
-          Et tu as appris tout ça aux côté de Lavinis ?
-          Oui, c’est même elle qui m’a appris certaines choses, ajouta Xyla, fièrement.
-          C’est ce que je craignais… soupira Vangelis.
Ikhé, qui était assis à côté d’elle, lui donna une secousse, en se laissant tomber lourdement sur le côté.
-          Hum, et tu crois que tu pourrais apprendre autre chose ? demanda-t-elle, pour satisfaire son loup.
-          Je ne sais pas… Je ne connais pas de maître druide.
-          Il faudrait que tu essayes de maîtriser quelque chose de neuf, pour surprendre Sinival, dit Vangelis.
Les yeux de Xyla s’illuminèrent.
-          Alors, tu vas m’aider à la battre ?
-          Oui, c’est ça… Je vais t’aider…
Xyla sauta au cou de Vangelis en hurlant de joie. Des larmes de soulagement lui roulaient sur le museau. Cette seule phrase se traduisait pour elle par « Oui, on va sauver Lavinis ! » mais il en était tout autrement, évidemment.
-          On commencera demain matin, si tu veux bien, conclut Vangelis, qui commençait à manquer d’air.

Xyla ne dormit pas de la nuit, à l’idée de pouvoir retrouver Lavinis. Elle se retournait sans cesse vers Vangelis et Ikhé, en les regardant avec toute l’admiration du monde. Elle savait que ce ne serait pas facile d’apprendre à maîtriser une nouvelle forme, surtout en si peu de temps. Mais au fond d’elle, elle connaissait déjà son futur visage, ce qui l’encourageait.
-          Je sais que j’y arriverai, chuchota-t-elle en serrant sa couverture contre elle.

*  *  *

La petite chambre, à l’étage de l’Abracadabar – le bar le plus fréquenté de Dalaran – était celle que préférait Sinival. Elle y ramenait tous les soirs une ou plusieurs nouvelles conquêtes qu’elle chassait à l’aube, sous prétexte que la routine l’ennuyait. Sans oublier de se faire payer, elle avait acquis en une semaine bien plus d’argent que nécessaire pour vivre. Elle se permettait donc des luxes comme le fait de se promener dans les rues de la cité, vêtue de la très légère tenue des elfes de la nuit, qu’elle avait achetée très chère à un marchand. Il s’agissait d’un ensemble forgé en thorium enchanté, ne couvrant que les parties intimes et au plus stricte minimum. Sinival avait entendu dire qu’il n’était porté que par les elfes de la nuit druidesses car leur contact avec la nature devait être optimal. Elle considérait que pour elle, il en était un peu de même : lorsqu’elle menait ses conquêtes, il lui fallait être au plus proche de son objectif final. Bien sûr, elle avait été interpelée de nombreuses fois par les gardes qui lui quémandaient de se vêtir plus dignement, ce à quoi elle leur répondait qu’il n’y avait pas plus digne que de porter l’armure d’une druidesse !
Le soir, elle rentrait à l’Abracadabar, comme à son habitude et passait une bonne heure dans sa chambre, seule. A ce moment-là, elle refusait catégoriquement qu’on la dérange. La patronne avait haussé les épaules mais la curiosité l’avait poussé à frapper à la porte, le cinquième soir, sous prétexte que la maison offrait le repas et qu’il fallait passer la commande tout de suite. Lorsqu’elle était redescendue, elle était livide mais n’avait jamais voulu expliquer ce qui s’était passé.
A minuit précise, Sinival rejoignait les entrailles de Dalaran pour y faire de nouvelles rencontres. Elle ne craignait absolument pas de se promener seule – et habillée en « noble druidesse »  – dans un endroit pareil. En quelques jours seulement, elle s’était fait un nom et on respectait son arrivée.
-          T’as apporté c’que je t’ai demandé ? demanda Sinival à un troll borgne qui se tenait à moitié dans l’ombre.
-          Pas tw’ouvé, m’zelle… C’est qu’vos commandes, ça couw’ pas les w’ues !
-          Tu t’moques de moi, le troll ? dit-elle, d’une voix rauque et glaciale.
-          Je le tw’ouvew’ai demain ! Pw’omis ! répondit le troll, apeuré.
-          Ca t’a déjà coûté un œil, de pas m’trouver ce que je désire ! Tu souhaites la cécité ?
Le troll sortit de l’ombre pour se soumettre à Sinival et lui demander d’être plus clémente. Sa démarche était claudicante, à cause de sa jambe de bois. Avec peine, il se pencha.
-          Je ne vous décevw’ai plus ! Votw’ commande, vous l’auww’ez dès demain ! C’est juw’é !
Sinival agrippa les cheveux flamboyants du troll, le faisant s’effondrer dans la crasse qui stagnait à terre.
-          T’as intérêt ! Sinon, c’est ton sang que j’utiliserai pour mon rituel ! aboya-t-elle. C’est pas du sang de dragon mais ça fera l’affaire pour ma satisfaction personnelle !
Sinival envoya un grand coup de pied dans le ventre du troll allongé à terre puis s’éloigna en hurlant de rire. Sa voix glaciale aurait fait frémir un mort.
Elle se retira dans un coin sombre et désert et s’assit sur une planche en bois qui traînait au sol. Un rat couina à côté d’elle. Sinival remarqua qu’il était coincé entre la planche et le sol, à cause de son poids et elle sourit de satisfaction. Elle attrapa le rat et lui arracha la tête. Le sang chaud de l’animal lui coula abondamment sur les mains et les pieds.
-          Quelle différence entre la vie et la mort ? murmura-t-elle en léchant ses doigts.

*  *  *

Ikhé avait décidé de se tenir très à l’écart, depuis que Xyla s’était mise à l’essai. Dès le lendemain de sa discussion avec Vangelis, elle s’était mise à l’œuvre. Elle avait décrété qu’elle devrait se transformer en arbre, en prétendant qu’elle s’était vue arbre dans le futur ! Comme d’habitude, il avait regretté d’avoir insisté auprès de sa maîtresse pour que cette dernière accorde son soutien à Xyla.
-          Ca doit faire au moins la vingtième fois qu’elle fait des explosions vertes ! soupira-t-il à l’attention de Vangelis qui ne se lassait pas du spectacle.
-          Oh, je suis sure que j’ai vu une feuille ! cria Vangelis, sans faire attention à Ikhé.
-          Non, c’est pas à moi, cette feuille, répondit Xyla en la ramassant à terre. Elle vient de cet arbre !
-          Bon, essaye encore alors !
Vangelis s’amusait comme une folle depuis trois jours, à regarder Xyla se démener pour se transformer en arbre. Elle en avait même oublié la réparation si urgente de sa machine volante.
-          Quand bien même elle y arrive, ça va nous avancer à quoi d’avoir une plante ? demanda sarcastiquement Ikhé.
-          T’as fini d’être médisant, toi ? lui répondit Vangelis en lui faisant une tape à l’arrière de la tête.
A la fin de la troisième journée sans succès, Xyla commença à se décourager. Elle mangea son gobie tête-de-tonneau sans appétit, le regard perdu dans le feu du campement. Son seul réconfort du moment était de tenir son œuf bien au chaud contre elle. Vangelis s’assit à ses côtés et profita de l’absence d’Ikhé pour dire quelques mots.
-          Se transformer en oiseau, ça semble impossible aussi, pour la plupart des taurens, tu sais. Pourtant, tu as compris en quelques mots l’attitude à adopter et tu y es arrivée. Seule la volonté t’a permis d’y arriver ! Sans elle, tu ne serais pas où tu en es. Et c’est pareil pour tout le monde !
Xyla resta silencieuse et repensa à Malevih. Il n’avait jamais vraiment réussi quoique ce soit, si ce n’est sa transformation en oiseau et sauver la vie de Xyla. C’était un peu la même chose aujourd’hui, il s’agissait de se transformer et de sauver… Mais le souvenir de la mort de son ami lui retourna les entrailles. Ce sauvetage-ci devrait-il aussi se clôturer par la mort de quelqu’un ?
Vangelis remarqua le malaise de Xyla et lui posa une main réconfortante sur l’épaule.
-          Tu as toujours le choix, Xyla ! se contenta-t-elle de dire.
-          Il faut que j’y arrive… marmonna Xyla. Elle a déjà fait tant pour moi.
-          Je comprends.
Xyla posa délicatement son œuf à terre, se releva et se dirigea d’un pas déterminé vers l’arbre le plus proche. Vangelis la suivit du regard, sans comprendre la réaction de la druidesse.
Lorsqu’elle fut à proximité du tronc gigantesque de l’arbre, Xyla s’arrêta et respira un bon coup. Elle ferma ensuite les yeux et se remémora l’apparence qu’elle avait vue d’elle, dans le futur. Elle se visualisa ensuite comme ça dans le présent. En ouvrant les yeux, en constata qu’elle avait toujours ses sabots et son pelage. Excédée de ses échecs successifs, elle soupira et frappa du pied par terre.
-          Ca ne va pas ! murmura-t-elle pour elle-même.
Vangelis observait toujours la scène, un peu amusée. Entre-temps, elle avait pris l’œuf de Xyla sur ses genoux et le faisait sautiller en chantonnant, comme s’il eût s’agit d’un enfant.
Xyla tenta un dernier essai, en posant une main ferme et décidée, sur l’écorce de l’arbre. Elle sentit alors cette même chaleur qui l’avait envahie, lorsqu’elle avait été soignée en Outreterre. Elle se concentra dessus, les yeux rivés sur sa main et tâcha de propager la chaleur dans son bras. Ce fut alors que l’impensable arriva : elle vit l’écorce de l’arbre s’étendre sur sa main puis grimper le long de son bras et continuer sa course. Gardant son calme et sa concentration, elle observa l’écorce se propager jusqu’à son épaule puis sur son torse, son autre bras, ses jambes, ses sabots. Lorsqu’elle se retourna, Vangelis poussa un cri de stupéfaction et fit tomber à terre, l’œuf qu’elle tenait sur ses genoux. Xyla ressemblait à un arbre ! Son visage s’était transformé en écorce, ses cornes en branches, sa crinière en feuillage, ses sabots en racines. Vangelis se donna plusieurs gifles pour être sure que ce n’était pas l’effet de quelque champignon fantôme. La druidesse s’avança vers elle et s’accroupit à ses pieds.
-          T’as fendu mon œuf ! dit-elle d’une voix brisée.
-          Désolée, je… je ne m’attendais pas à ce que tu réussisses…
-          Il va mourir, tu crois ?
-          Montre.
De ses longs doigts-branches, Xyla tendit son précieux œuf à Vangelis qui le prit le plus délicatement possible dans ses mains. Elle l’observa, à la lueur vacillante du feu puis sourit.
-          Ah non, il ne va pas mourir ! Il va éclore !
A ces mots, Xyla explosa de joie. Elle perdit d’un seul coup toutes ses feuilles et son écorce, comme un plâtrage trop vieux.
-          Oh, il faut que je lui trouve un nom, à mon bébé ! dit-elle, en tournant sur elle-même.
-          Heuuu, Xyla…
-          Que penses-tu de Mu’sha ? Comme la Grande Druidesse !
-          Xyla…
-          Ou alors Cairne, si c’est un petit garçon !
-          Xyla, les taurens ne pondent pas d’œufs…
-          Je sais, je sais… Cairne, ça sonne bien ! Il sera fort ! Oh, y’a une corne qui sort ! hurla-t-elle.
Xyla arracha l’œuf des mains de Vangelis et le prit contre elle.
-          Elle est toute molle, cette corne, dit-elle. C’est bizarre.
Vangelis se releva et s’approcha de l’œuf, pour voir de plus près.
-          Une seconde corne molle ! cria Xyla, folle de joie. Et une troisième !
-          Une troisième corne ? demanda Vangelis.
-          C’est bizarre ça, c’est vrai…
L’œuf craqua et un gros bout de la coquille tomba à terre, découvrant le petit animal qui s’y cachait. Xyla écarquilla les yeux et lâcha l’œuf, dont la coquille se rompit complètement, permettant à Vangelis de voir qu’il s’agissait d’un bébé à l’aspect d’une méduse terrestre, à l’unique œil et aux multiples tentacules hideux. Sous le choc, le petit monstre, émit un cri qui ressemblait à un pleur, découvrant une bouche remplie de minuscules dents aiguisées.
-          Tu t’occupes pas de ton bébé, Xyla ?
-          Non, c’est pas mon bébé…
-          M’enfin, c’est toi sa maman !
-          Mais non, il ne me ressemble pas du tout ! Son père a dû aller voir ailleurs, bredouilla-t-elle.
Vangelis haussa les épaules et s’éloigna. Ce n’était pas son affaire, après tout ! Xyla se retrouva seule avec son petit monstre, qui la regardait, l’œil rempli de larmes. Le cœur déchiré par cette petite chose vulnérable – même si elle ne ressemblait à rien – Xyla le prit avec précaution dans ses bras.
-          Tu as faim, heuuu… Willy ?