12/09/2010

Malevih

Malevih


De toute sa vie, Malevih n’avait jamais réussi aucune métamorphose. Il avait bien essayé, et de nombreuses fois, mais les seuls résultats qu’il avait pu en constater étaient un éventuel changement de couleur de son pelage ou une griffe qui lui poussait au bout d’un doigt. Mais cette fois-ci, les choses étaient différentes pour lui ; il n’était plus seul. Xyla était avec lui et elle lui insuflerait la force pour y arriver.
Les premières explications de Xyla furent cependant totalement floues et incompréhensibles. Malevih aurait même juré l’avoir entendue prononcer plusieurs phrases dans une langue inconnue. Perdu dans le flot de paroles de la druidesse, il se tenait la tête, pour essayer d’y garder le plus d’informations.
Quand Xyla eut fini ses explications, elle fit une démonstration en se transformant en oiseau, devant Malevih. Elle y arriva avec une telle facilité et une telle souplesse que ça sembla tout à coup tellement accessible aux yeux de Malevih. Il tenta de remettre de l’ordre dans tous les conseils qu’il venait de recevoir et ferma les yeux pour se concentrer. Comme Xyla le lui avait dit un peu plus tôt, il tâcha de ramener son énergie vers lui car c’était elle qui lui permettrait de se métamorphoser correctement. Progressivement, il ramenait les sons et les odeurs à proximité. Les bruits lointains de cette Ombrelune rugissante s’estompèrent, suivis par la puanteur du soufre. Dans les oreilles et les narines de Malevih ne restait que le village d’Ombrelune, qui s’agitait doucement, au rythme d’une promenade en campagne. La voix de Xyla, qui continuait de donner des conseils, ne raisonnait à présent qu’en écho. Puis le silence. Seul le battement de son cœur venait rompre ce silence assourdissant, avec une régularité pesante.
Quand il rouvrit les yeux, Malevih se sentit prêt et Xyla le vit tout de suite. Elle lui afficha un sourire plein d’encouragement, ce qui accéléra soudain son rythme cardiaque. Malgré tout, il tenta de maîtriser cet état de concentration qu’il venait d’atteindre. Xyla lui remontra quelques mouvements de base, qui l’aideraient à se métamorphoser. Il les appliqua, avec une précison extrême. Au moment clé, il sentit une chaleur naître au creux de son ventre et se propager comme une onde dans le reste de son corps. Il sentit ses sabots s’ancrer à la terre et son souffle s’arrêta net. Malevih sentit sa chaleur s’amenuiser. Il tenta de reprendre le contrôle mais son souffle ne suivait plus. Il releva les yeux vers Xyla, qui le regardait avec une inquiétude certaine. Puis, il se sentit absorbé par le sol, dégringoler à l’intérieur de lui-même et s’effondra à terre dans un bruit sourd.

-          Malevih… Malevih ! Réveille-toi
Xyla était penchée sur lui, visiblement très inquiète de ce qui venait de se passer. Quand il ouvrit les yeux, Malevih ne vit qu’elle. Il étira un mince sourire et soupira de soulagement.
-          Tu es là, dit-il bêtement à Xyla, ne sachant que dire d’autre.
-          Bah oui … Relève-toi maintenant, il faut réessayer !
-          Non, je n’y arriverai pas.
-          Ne dis pas de bêtise ! Tu y étais presque !
-          Vraiment ? s’enquit Malevih, plein d’enthousiasme.
-          Oui ! C’était merveilleux ! lui répondit Xyla, dans un grand sourire.
Malevih bondit sur ses deux sabots, plus motivé que jamais. Il n’avait en effet jamais ressenti cette chaleur lors de ses essais précédents.
-          Mais … que s’est-il passé ? Pourquoi je suis tombé ?
-          Je crois que tu as perdu confiance en toi au dernier moment, dit Xyla en haussant des épaules.
-          Je crois que j’ai eu peur… marmonna-t-il.
-          Tu ne dois pas avoir peur ! lui rétorqua-t-elle. Affronte ta peur en face et fais-lui peur à ton tour !
Malevih rit doucement.
-          Tu parles comme la vieille orque, au village de Garadar, dit-il plus pour lui-même que pour Xyla.
Sans comprendre ce que Malevih venait de dire, Xyla le pressa à nouveau pour qu’il réessaye. Malevih recommença sa concentration. Tout se déroula comme avant, les bruits s’estompèrent progressivement, jusqu’à ne se ramener qu’au bruit régulier de son cœur. Il avait retenu que sa respiration lui avait fait défaut, la première fois, raison pour laquelle il prit une profonde inspiration avant de rouvrir les yeux. A son grand étonnement, tout avait changé autour de lui. Il voyait à présent des halos translucides et fluides autour de tout être vivant. Il en déduit que ce devait être cette fameuse énergie dont il entendait toujours parler. Il regarda ses mains et vit également cette énergie couler le long de ses bras pour aboutir dans ses doigts et être refoulée en fin de course. Malgré son enthousiasme, il garda sa concentration et retraça lentement les gestes de base pour la métamorphose. Cette fois, la chaleur vint beaucoup plus rapidement et resta constante, sur toute sa propagation. Son champ de vision changea, s’étendit à l’horizontale. Sa taille diminua et son pelage se modifia. Le bout de ses doigts s’allongea pour devenir de longues plumes profilées. Ses jambes s’affinèrent en de courtes pattes et ses sabots devinrent des serres aiguisées.
Malevih n’en revenait pas. Pour la première fois, son corps entier avait subit une métamorphose complète et égale ! Il regardait sans cesse ses longues plumes, le bout de son bec, ses ailes élancées. Ce ne fut qu’après plusieurs minutes qu’il se rappela que Xyla était à côté de lui. Il releva la tête vers elle, en essayant de sourire avec cette nouvelle bouche. Xyla le regardait avec fièrté et ses yeux étaient remplis de larmes de joie. Voyant que Malevih avait repris conscience de sa présence, elle se précipita sur lui pour le serrer dans ses bras, manquant de le broyer de peu. Après quoi, elle se transforma à son tour et ouvrit les ailes.
-          On va voler, maintenant ! annonca-t-elle.
-          Euuuuh, baaah… c’est que… je ne sais pas voler, moi !
-          Mais si, tu es un oiseau alors vole !
Aussitôt, Xyla prit son élan et s’envola rapidement dans les airs.
Malevih resta cloué au sol. Il était très content d’être un oiseau mais il n’avait pas encore pensé à la suite : voler. Il n’avait aucune idée de comment s’y prendre.
-          Ca a l’air pourtant simple, dit-il en regardant Xyla planer au-dessus de lui.
-          Bah ça l’est ! dit une grosse voix derrière lui.
Malevih sursauta et reconnut le maître de vol, en se retournant.
-          T’attends quoi, p’tit ? T’as des ailes alors vole !
-          Je ne sais même pas comment je dois battre des ailes, répondit Malevih, un peu honteux.
-          J’vais t’montrer comment décoller, moi !
L’orc, qui était resté derrière Malevih, lui flanqua un immense coup de pied entre les pattes. Dans un hurlement de douleur, Malevih décolla de plusieurs mètres, dans une trajectoire oblique. Il n’eut pas d’autre choix que d’ouvrir les ailes pour ne pas s’empaller sur les clotûres ascérées du village. Le reste lui vint tout naturellement ; comme quand on bat des bras pour essayer de ralentir dans une course folle, Malevih battit des ailes et s’éleva dans les airs. Il vit le sol s’éloigner, l’orc devenir de plus en plus petit et poussa un cri de victoire.

* * *

Toute ivresse a ses limites et Malevih le comprit bien assez tôt, en rentrant droit dans le mur d’une maison. Lorsqu’il reprit conscience, il avait à nouveau l’apparence d’un tauren. Plus de bec, plus de plume. Seulement son pelage brun, son crin ébouriffé et ses gros sabots.
Quelqu’un l’avait apparemment traîné jusqu’à une paillasse de l’auberge du village. A en juger les résidus d’odeur sur lui, il devait s’agir du maître de vol. Malevih grimaça en imaginant la scène. Il se demanda aussi depuis combien de temps il était inconscient. Sa tête était encore fort douloureuse mais il se sentait assez en forme pour se lever. En sortant de l’auberge, il remarqua que la nuit n’était même pas encore tombée, ce qui le soulagea quelque peu.
-          Alors, tu te sens mieux, kamikaze ?
Lavinis avait surgit de nulle part, ce qui fit sursauter Malevih. Bredouillant, il essaya de trouver une excuse bidon pour expliquer son crash aérien.
-          T’inquiète, je viens pas t’embêter pour ça, le coupa Lavinis.
-          Ah ?
-          Je voulais te parler de Xyla.
Malevih se raidit soudain, ce qui n’échappa pas à la perspicacité de Lavinis.
-          Tu sais, tu devrais peut-être te mettre à table…
-          Mais je n’ai pas faim !
-          C’est pas vrai, tu le fais exprès ? On dirait Xyla elle-même !
A ces mots, Malevih rougit. Lavinis lui donna une tape amicale sur l’épaule.
-          Tu devrais pas attendre trop longtemps pour lui dire ce que tu as à dire, c’est tout.
-          Mais j’ai rien à lui dire ! s’affola Malevih.
-          C’est ça ! Et moi, je suis un pingouin qui danse avec les gnomes !
Lavinis s’éloigna sans laisser Malevih ajouter un mot. Elle se frotta les mains, se réjouissant d’avance des résultats qu’allait donner son grain de sel. Pensant mener à bien son plan jusqu’au bout, elle se dirigea vers Xyla mais ne s’arrêta pas à son niveau. Malevih avait sans doute dû suivre sa trajectoire des yeux, vu comme elle l’avait troublé. Elle mènerait donc directement son regard à son objectif, après quoi, elle se retirerait discrètement pour observer la scène de loin.
Ce fut avec satisfaction que Lavinis vit Malevih s’approcher de Xyla, dès qu’elle-même fut hors de vue.
-          Xyla, demanda Malevih, non sans un certain manque d’assurance.
-          Mmmh ?
Xyla dessinait tranquillement, assise par terre.
-          Je voudrais te parler un instant…
-          Ah oui ?
-          Oui… Je… J’aiquelquechosedetrèsimportantàtedire !
Malevih avait déballé ses mots tellement vite que Xyla écarquilla les yeux. Visiblement, elle n’avait rien compris à son charabia.
-          Quoi ?
-          J’ai quelque chose de très important à te dire, reprit Malevih plus calmement.
-          Ca n’a rien à voir avec les mouches taurènivores, j’espère ?
-          Non, non… rien du tout même.
-          Dans ce cas, c’est bon !
-          On pourrait peut-être s’éloigner un petit peu ? Je n’aime pas trop ce vieil orc puant qui rôde dans le village…
Xyla haussa les épaules et se releva.
-          Si tu veux, allons-y dans ce cas.

Ils quitèrent le village, côte à côte, par un pont qui enjambait une rivière de lave. Malevih était plus tendu que jamais, il ne savait pas par où commencer et les mots de la vieille orque de Garadar lui résonnaient dans la tête. Il en avait saisi le sens mais il n’était pas tout à fait sûr d’être prêt à s’affronter lui-même.
Lorsqu’ils furent suffisamment éloignés, Malevih s’arrêta. Xyla le considéra un instant puis se posa sur le sol jauni par le soufre. Lui était trop tendu pour prendre ses aises comme Xyla et il préféra faire les cents pas devant elle. Il finit par se lancer, en balbutiant quelque peu.
-          Tu sais, commença-t-il, je n’aurais jamais pensé que le destin puisse exister et encore moins rattrapper quelqu’un.
Xyla resta silencieuse, ne semblant pas comprendre les paroles de Malevih.
-          Honnêtement, quand je vous ai croisées dans cette auberge, en Tanaris, si j’avais su ce que je sais maintenant, je crois que j’aurais préféré partir sans demander mon reste.
-          Mais de quoi tu parles ? le coupa Xyla. Je ne comprends rien du tout.
Sans faire attention à son commentaire, Malevih continua dans sa lancée, le regard toujours fixé sur ses sabots.
-          Je me suis d’abord dit que c’était pas possible mais certains éléments ne peuvent que m’obliger à y croire.
Il marqua une pause et haussa des épaules, par nervosité. Lorsqu’il se sentit à nouveau prêt, il releva les yeux vers Xyla. Mais son élan d’honnêteté fut troublé par ce qu’il vit derrière elle ; un monstre fait de roches en fusion, de soufre brûlant et de flammes venait d’atterrir à quelques mètres d’eux. Son regard de braise s’était immédiatement posé sur les deux taurens éloignés de toute garde du village. Le monstre ouvrit sa gueule et poussa un cri tout droit sorti des enfers. Xyla se retourna et se figea sur place en voyant la créature foncer droit sur elle. Le monstre n’était plus qu’à un mètre d’elle quand il reçut un projectile en pleine figure. Dans un grognement, son regard se posa sur l’autre tauren, qui tenait encore deux grosses pierres dans ses mains.
-          Ne la touche pas, hurla Malevih, en jetant une autre pierre.
-          Anach kyree ! répondit le monstre, dans un râle guttural.
Malevih fut déstabilisé par les mots du démon, qui lui glaçèrent le sang. Figé sur place, il voyait la créature lui foncer dessus. La distance qui les séparait était trop courte pour lui donner le temps de réagir à nouveau et il reçut de plein fouet, le bras rocailleux et brûlant du monstre. Malevih fut projeté à plusieurs mètres et s’écrasa violemment au sol. Il entendit le cri de Xyla et rouvrit immédiatement les yeux. A son horreur, elle avait eu la folie de s’attaquer au démon, qui devait faire dix fois sa taille. Même transformée en ours robuste, elle ne faisait pas le poids. Le démon la chassait comme un vulgaire insecte qui aurait essayé de le piquer.
Tant bien que mal, Malevih se redressa, ramassa une grosse pierre au sol et la lança de toutes ses forces sur le monstre.
-          Va demander de l’aide au village, Xyla ! hurla Malevih, en se tenant les côtes. Va prévenir Lavinis !
Il lança à nouveau une pierre sur le démon, qui le prit pour cible, se désintéressant de l’ours blanc qui fuyait.
Malevih regarda Xyla s’éloigner, en laissant retomber sa pierre au sol. Le monstre approchait et il sentait déjà son souffle brûlant.
-          Pardonne-moi, Tehira… murmura-t-il.

L’air chaud d’Ombrelune étouffa le dernier cri de Malevih, comme le secret qu’il renfermait avait étouffé sa vie.

* * *

Accroupi dans le coin d’une pièce sombre, un petit tauren au pelage brun pleurait à chaudes larmes. En reniflant de temps en temps, il essuyait son museau humide, essayant de camoufler sa peine. Il entendait les rires de ses parents, à côté, et leurs gazouillements.
Il frotta ses yeux embués et essaya de dégager tant bien que mal son crin ébouriffé qui lui tombait sur le museau. Le petit tauren se releva alors, pour s’avancer vers la pièce où se tenaient ses parents. Sa chambre communiquait directement avec la nouvelle chambre, bien mieux décorée et éclairée que la sienne. Les deux pièces étaient séparées par une peau de kodo grise, dans laquelle son père avait pris soin de découper un passage ovale de la taille d’un tauren adulte. Curieux de connaître la raison des rires de ses parents, le petit tauren laissa dépasser discrètement son museau rose pour mieux observer ce qu’il se passait à côté.
Son père et sa mère étaient tous les deux penchés sur le berceau d’un bébé tauren et riaient à ses moindres mimiques. En voyant la scène, le jeune tauren renifla nerveusement. Son père se retourna et son visage se durcit soudain.
-          Que fais-tu là, Malevih ? dit-il à l’égard du petit tauren brun. Tu devrais être à ton cours !
-          Je n’arrive à rien, papa…
-          Je m’en fous ! Tu y retournes ! Tu n’as rien à faire ici.
Malevih prit un air boudeur et traversa la pièce sous le regard culpabilisateur de ses deux parents.
A peine eut-il franchi le seuil de la porte, qu’il entendit à nouveau leurs gloussements.
-          On aurait peine à croire qu’ils sont des mêmes parents, tous les deux ! dit son père, à moitié amusé.
-          Mu’sha ne choisit probablement pas tout le monde, répondit sa mère, sur un ton désespéré.

Malevih fut privé de repas, ce soir, pour avoir manqué à son cours. Son père et sa mère étaient agacés de le voir essuyer les échecs. Ils avaient été la honte de la tribu pendant huit longues années, avant de se décider à faire un autre enfant. La peur dans l’âme, la mère de Malevih avait adressé des prières à Mu’sha durant toute sa grossesse. Avoir un autre enfant pouvait sauver leur honneur, à condition qu’il soit comme tous les autres enfants de la tribu : un intérêt pour la Nature et une maîtrise rapide des talents de druide. Malevih était tout l’opposé de ça. A cinq ans, l’âge où les autres petits taurens expriment déjà le don que Mu’sha leur a accordé, Malevih ne savait rien faire, à part s’attirer les ennuis. A six ans, le maître de leur tribu leur enseignait des sorts élémentaires et les plus doués d’entre-eux arrivaient à se métamorphoser en ours. On tâchait de garder Malevih à l’écart du reste de la classe, pour qu’il ne blesse personne, à force de créer des explosions plutôt que de des sorts maîtrisés. Bien vite, les regards lourds vinrent s’abattre sur le petit tauren et sur ses parents, qui essayaient de ne pas entendre les surnoms de bâtard qu’on donnait à leur fils. Ils prirent leur mal en patience, espérant que Malevih avait juste besoin d’un peu plus de temps. Mais à huit ans, il n’avait toujours pas progressé et n’allait que de catastrophe en catastrophe.
En désespoir de cause, sa mère avait été voir le sage du village qui lui avait conseillé de faire un autre enfant et de prier Mu’sha pour qu’elle ne l’oublie pas, cette fois.
Malevih n’avait rien vu venir mais le jour de la naissance, lorsqu’il aperçut le petit museau rose de sa sœur, il comprit qu’il ne serait à présent que son ombre. Que pouvait-il faire face à ce bébé qui avait fait pousser des fleurs à son premier contact avec le sol ? Mu’sha semblait avoir bel et bien entendu les prières de sa mère.

Malevih avait été envoyé directement dans sa chambre, après la fin de son cours. Sa mère avait recouvert d’une peau épaisse d’animal, le passage qui menait à sa chambre, laissant le petit seul dans le noir. Il dût attendre de longues minutes avant de réussir à percevoir ses mains. Il était souvent puni mais encore plus depuis qu’il y avait dans la maison, une minuscule taurène capable de capter toute l’attention de ses parents et de les rendre complètement aveugles à Malevih. Il avait dû trouver quelque chose d’intéressant à être enfermé de longues heures dans le noir. Ses sens se mettaient en alerte et Malevih comprit vite qu’il pourrait en tirer quelque chose. Etre dans le noir lui permettait d’améliorer son ouïe, son odorat et son toucher. Même si ça le blessait encore un peu plus de pousser son odorat assez loin, pour pouvoir sentir l’odeur du gâteau qui était servi comme dessert, ou encore d’entendre sa mère chanter cette douce berceuse à sa sœur, tous les soirs, pour l’endormir. Malevih se souvenait des soirs où c’était pour lui qu’elle venait chanter la berceuse. Lorsqu’il savait qu’elle était sortie de la chambre d’à côté et qu’elle ne pourrait pas l’entendre, il se mettait à chanter à son tour, pour lui-même. C’était un chant en Taurahe, doux et souple. Les mots coulaient comme l’eau d’une rivière glisse sur les galets. C’était un peu de lumière dans l’obscurité.
Lorsque Malevih eut fini de chanter, il entendit un gazouillement joyeux, venant de la pièce adjacente. De toute évidence, sa sœur ne dormait pas encore mais Malevih s’en souciait peu. Il soupira et recommença sa chanson, ne se lassant pas des sons harmonieux qu’elle produisait. Malgré qu’il se trouvait dans le noir, il préférait fermer les yeux pour mieux s’imprégner de ses paroles. Quand il eut fini, une petite main vint se poser sur sa jambe, le faisant sursauter. Le gazouillement était à présent juste à côté de lui.
-          Qu’est-ce que tu fais là ? dit Malevih, en prenant le même ton que son père prenait pour s’adresser à lui.
Pour toute réponse, la petite se laissa tomber contre lui et s’endormit immédiatement.
-          Super… J’suis pas ta nounou, moi !
Malevih marqua une pause et sentit le ronronnement léger de la respiration de sa petite sœur.
-          J’ai jamais voulu de toi, pourquoi tu me cherches ? dit-il sur un ton de moins en moins convainquant.
On ne l’avait jamais mis en contact avec sa sœur. Peut-être par peur que Malevih lui vole son don si précieux ? Le petit ne savait même pas s’y prendre avec un bébé. A tâtons, dans le noir, il chercha de quoi la couvrir, pour qu’elle ne prenne pas froid. Il était déchiré entre la jalousie et la tendresse, face à cette petite chose innocente.
-          Pourquoi tu n’es pas comme moi ? lui dit-il en l’enveloppant dans un bout de tissu. On n’aurait pas eu à être ennemis…
En repensant aux évènements qui s’étaient bousculés depuis la naissance de la petite, Malevih eut la gorge serrée.
-          Papa et maman ne me regardent même plus, à cause de toi ! C’est pas juste ! s’énerva-t-il.
Il prit sa sœur dans ses bras et se releva.
-          Je veux juste que ce soit comme avant, moi !

Malevih attendit que le village soit complètement endormi, pour sortir de la maison, avec sa sœur dans ses bras. Il ne savait pas trop ce qu’il allait faire. Ses idées étaient embrouillées et sa tête tournait dans tous les sens.
A pas feutrés, il s’éloigna du campement et s’aventura dans les prairies de Mulgore. La nuit n’était éclairée que par un fin croissant de lune mais Malevih avait déjà habitué son regard à l’obscurité et il se déplaçait sans hésitation. Après avoir marché pendant une longue demi-heure, il s’arrêta enfin.
-          Et maintenant, je fais quoi ? dit-il pour lui-même.
Il regarda sa sœur qui dormait profondément dans ses bras, emmitouflée dans le bout de tissu. Bien qu’il était vert de jalousie vis-à-vis d’elle, il n’avait probablement pas assez de rage et de colère pour la tuer. Mais il devait la faire disparaître !
-          C’est le seul moyen pour que tout soit comme avant, tu comprends ? dit-il à sa sœur endormie.
Malevih se sentait complètement perdu. Il avait été jusque là mais il n’osait pas aller plus loin. En promenant son regard, il aperçut l’entrée d’une grotte, un peu en amont de la prairie. Son visage s’éclaircit. Il s’agissait de la grotte d’un ours, pas de doute là-dessus ! L’odeur et les restes de carcasses à l’entrée le lui confirmaient.
En tâchant de faire le moins de bruit possible, Malevih déposa sa sœur à l’entrée de la grotte. Il n’aurait ainsi pas à faire le sâle boulot lui-même, l’ours s’en chargerait. En se penchant sur la petite, il découvrit son visage pour l’observer pour la première fois. La faible lueur de la lune lui permit de voir que sa petite sœur était toute blanche, comme la neige. Malevih sentit son ventre se nouer. Il voulait en finir avec ce dilemme intérieur. Il retira sa main qui s’était posée sur le crin noir et épais de la petite et s’éloigna sans se retourner.
Pardonne-moi, Tehira… murmura-t-il.