22/09/2010

Plume et ferrailles

Plume et ferrailles


Le paysage des Mille Pointes s’étiolait au fur et à mesure que Lavinis et Xyla s’enfonçaient en Féralas. Les quelques résidus de colonnes rocheuses étaient érodées, bien moins impressionnantes et gagnées par la végétation dense de la région. Les arbres vieux comme le Puits de Soleil dominaient le paysage et de nombreuses lianes emmêlées à un lierre en fleur tombaient gracieusement de leur sommet pour caresser le sol, tapis épais de mousse parsemé d’herbes folles et de fougères. Le chemin surélevé sinuait parmi cette végétation abondante, offrant une vue plus large sur le terrain.
Xyla se délectait de la nature qui s’offrait généreusement à elle. Elle écoutait les oiseaux chanter au sommet des arbres géants, tirait sur les lianes, s’amusait avec son ombre au sol, tentait également d’entraîner Lavinis dans ses jeux mais cette dernière était bien trop occupée à suivre le chemin sur la carte, de peur de se perdre. La forêt assombrie par l’épais feuillage des arbres semblait l’inquiéter et elle tâchait d’accélérer le pas au mieux, tout en pressant continuellement son flanc blessé.
-          Je pense qu’après ce virage, on devrait apercevoir le village. D’après ma carte, ça s’appelle le camp Mojache, annonça finalement Lavinis.
Elles relevèrent la tête en même temps. Devant, se dressait toujours le chemin sinueux mais aucun camp… Sur la droite, un peu plus loin, un arbre couché tendait ses racines couvertes de mousses, dans un dernier espoir de se raccrocher à la terre. Lavinis et Xyla continuèrent leur avancée, l’œil aux aguets pour trouver le camp. Elles aperçurent finalement deux taurens postés sous un arc formé par la plus grosse racine de l’arbre couché, et derrière eux se tenait le camp Mojache. Lavinis sourit et se sentit soulagée d’être enfin arrivée à destination. Elle entendit vibrer l’eau d’une cascade qui s’écoulait à gauche du campement.
Les deux gardes saluèrent chaleureusement Lavinis et Xyla en les voyant s’approcher. Confiantes, elles descendirent la douce pente qui menait à un petit pont de bois, entrée officielle du camp Mojache. Le pont enjambait une rivière qui glissait dans un bruit souple sur les galets, pour se jeter dans le lac, un peu plus en aval.
Lavinis s’arrêta un instant pour savourer la sensation de sécurité que ce camp lui apportait. Elle s’appuya sur la rambarde du pont, souffla longtemps, puis un peu moins, de plus en plus doucement et le paysage se rétrécit devant ses yeux pour s’évanouir dans une grande tache noire.

* * *

-          Lavinis ? Réveille-toi, s’il te plaît …
Lavinis ouvrit péniblement les yeux. Elle était allongée dans un lit, à l’intérieur d’une maison. Xyla était assise à côté d’elle, pleine d’inquiétude et au pied du lit se tenait une taurène d’un certain âge qui l’observait silencieusement.
-          Que s’est-il passé, s’enquit rapidement Lavinis.
-          Vous vous êtes évanouie sur le pont. Heureusement que votre amie vous a rattrapée sinon vous seriez tombée dans la rivière. J’ai pansé votre blessure mais elle est fortement infectée, il vous faut vous reposer !
Xyla appuya les dires de la taurène d’un signe de tête affirmatif.

La guérisseuse quitta la pièce où se reposait Lavinis, en entraînant avec elle Xyla qui émettait des hoquets angoissés. Elle aurait préféré rester au chevet de son amie mais la vieille taurène ne l’entendait pas de cette oreille.
Lorsqu’elle se retrouva seule, Lavinis soupira et laissa retomber sa tête sur son oreiller. Elle parcourut des doigts ses pansements serrés autour de son torse. Des plantes aux propriétés aseptiques avaient été glissées entre les bandages et donnaient une sensation de fraîcheur. Lavinis sourit doucement en se laissant bercer par la flamme du brasero qui éclairait et chauffait la pièce dans laquelle elle se trouvait. Elle se pelotonna un peu plus confortablement dans les peaux de bêtes soyeuses qui la recouvraient.

Xyla avait été gentiment raccompagnée à l’extérieur de l’auberge par la guérisseuse qui lui expliqua qu’il ne fallait pas déranger son amie elfe et que d’ici une semaine, elle serait remise sur pieds. Xyla mugit tristement à ces mots. L’idée de se retrouver seule et livrée à elle-même pendant une semaine ne l’enchantait guère. Elle s’éloigna en traînant les sabots et alla s’assoir près de la petite rivière qui coulait à l’entrée du village.
Elle commença par ouvrir son sac à dos pour y trier ses affaires et retrouver de bons souvenirs. De nombreuses fois, elle n’arriva pas à agripper les objets à cause de son doigt transformé en plume. Désespérée, elle finit par se laisser tomber lourdement en arrière et observa la lumière qui filtrait à travers l’épais feuillage de Féralas.
Une silhouette se pencha sur elle dans un petit grincement mécanique.
-          Kolzy ! s’exclama Xyla en se relevant.
Elle serra son petit robot contre elle et se sentit tellement soulagée de voir la solitude s’éloigner.
-          On va bien s’amuser tous les deux, Kolzy ! Tu vas voir !
Kolzy leva vivement les bras en éjectant un boulon en guise de réponse enthousiaste.
-          Viens, on va chercher Ikhé ensemble. J’ai vu qu’il y avait des loups ici. Des vrais loups ! Pas comme dèyennes !
Xyla referma son sac et traversa le camp Mojache, en direction de la forêt, Kolzy sur les talons. Les rares personnes qui erraient dans le village les observèrent avec de grands yeux ronds car il était certain qu’on ne croisait pas un duo pareil tous les jours. Xyla leur sourit en levant son pouce transformé en plume et s’éloigna.

Elle avait récupéré quelques affaires de Lavinis dont la fameuse carte qui les avaient toujours bien dirigées. Xyla la déroula à terre et tenta d’y comprendre les inscriptions.
-          Kolzy, dis-moi si tu trouves ce grand arbre juste devant nous, sur la carte. Moi je cherche le gros rocher. Si on a ça, on saura où on est.
Après de longues minutes passées à scruter la carte, Xyla se découragea car aucun arbre ni rocher n’y étaient représentés.
-          Qui a dessiné cette carte ? Ca ne représente pas du tout l’endroit où on se trouve !
Elle sortit son crayon bleu de son sac et esquissa un gros arbre au bord du fin tracé qui symbolisait le chemin. Elle ajouta ensuite le rocher et quelques fleurs. Avec un sourire satisfait, elle finalisa la carte avec un dessin d’elle et Kolzy sur le chemin.
-          Voilà ! Comme ça, on saura où on se trouve maintenant ! dit-elle fièrement à Kolzy en rangeant son crayon.
Kolzy approuva d’un hochement de tête strident.
-          Bon, je pense qu’il faut aller par-là, dit finalement Xyla en montrant un chemin sinueux qui s’enfonçait dans la forêt.

La forêt était moins dense qu’elle n’y paraissait depuis le chemin principal. La marche y était aisée et l’avance se faisait rapidement. Xyla et Kolzy parcoururent ainsi le tracé zigzaguant, en chantant des chansons païennes, accompagnées de grincements stridents… de quoi faire fuir toutes les créatures de Féralas.
Au bout du chemin, Xyla et Kolzy se retrouvèrent devant une petite grotte. L’air qui en sortait était frais et encouragea Xyla à s’y aventurer. D’un pas vif, elle frappa la roche de ses sabots et s’enfonça dans la grotte, suivie de près par son petit robot qui grinçait nerveusement.
-          Ne t’en fais pas Kolzy, il n’y a rien ici ! Ca ne sent pas la dèyenne.
Kolzy répondit à Xyla en tendant son petit bras métallique devant lui et en sautant sur place.
-          Tu as vu quelque chose ? s’inquiéta Xyla en s’avançant vers le fond de la grotte qui s’avérait être une ouverture sur une petite clairière.
Sur le sol gisait une vieille carcasse métallique, abîmée et rouillée par les nombreuses pluies qui s’abattaient sur la région. En s’approchant de plus près, Xyla reconnut vaguement une sorte de poule mécanique.
Kolzy poussa un cri déchirant en voyant l’état pitoyable dans lequel avait été laissée cette pauvre poule. Un cri rauque lui fut renvoyé d’une autre grotte qui s’ouvrait également sur la clairière. Xyla frissonna et observa l’entrée de la seconde grotte.
-          Ce n’est que l’écho ! se rassura-t-elle.
Pendant ce temps, Kolzy s’était déjà affairé sur la poule mécanique ; il avait sortit d’un petit boîtier ventral plusieurs outils et il ne lui fallut que quelques minutes pour remettre la poule en fonction. Cette dernière se redressa rapidement et émit un grésillement qui s’amplifia progressivement pour devenir une voix fluette mais bien audible :

-          « Quelle merveille que vous ayez réussi à remettre OOX-22/FE en état de marche ! Je la croyais définitivement perdue ! Malheureusement, ses circuits ont été fort abîmés et j’ai du mal à tout réactiver à distance. Je vais avoir besoin de votre aide ; amenez-moi OOX-22/FE dans un endroit dégagé et sûr pour qu’elle puisse entamer sa procédure de décollage. Je me chargerai du reste… Ca m’apprendra à vouloir aller visiter les yétis de Féralas avec mes précieuses inventions ! »

Sur cette dernière phrase, Xyla se retourna vers Kolzy, l’air très inquiet. Le petit robot tremblait de tous ses boulons en pointant du doigt la seconde grotte de laquelle sortit un hurlement terrible. Kolzy émit un petit cri aigu et répandit une grande flaque d’huile à ses pieds, qui se mélangea à la flaque de lait de Xyla.
-          « Menace détectée », annonça la poule, sur un ton neutre et robotique.
Xyla attrapa Kolzy et la poule et s’encourut à toutes jambes, sans se retourner. Elle traversa le tunnel par lequel ils étaient arrivés, coupa à travers toute la forêt en direction du chemin principal, en enjambant buissons, souches, troncs couchés. Derrière elle, elle entendait des pas lourds qui la suivaient, ce qui lui donna un coup de fouet final qui la propulsa sur le chemin. A cours d’haleine, en lâcha les deux robots et s’effondra sur le sol. Kolzy se releva immédiatement et agrippa le sabot de Xyla pour tenter de la tirer vers le camp Mojache.
-          « Menace détectée », annonça à nouveau la poule.
Le ton monocorde du robot OOX-22 frappa violemment Xyla qui se remit à courir à toute vitesse. Kolzy tentait de la suivre du mieux qu’il pouvait, en chevauchant la poule qui gloussait à chaque fois que les yétis gagnaient du terrain.
Ils arrivèrent finalement au sommet d’une pente escarpée qui descendait vers la mer. Sans se demander si les yétis avaient arrêté de les suivre, Xyla déboula la pente, se prit les sabots dans des racines et finit sa course aux pieds d’un gobelin.
-          C’est un nouveau jeu ? demanda la créature verte en se moquant de Xyla qui était à présent couverte de boue.
Xyla mugit douloureusement mais resta étalée de tout son long devant le gobelin.
-          Si c’est pour le bateau que tu t’es pressée comme ça, c’est pas la peine, il passe assez souvent ! lui dit le gobelin, en pouffant toujours à la vue de la taurène.
Il s’arrêta soudainement de rire en redressant le regard. Le gobelin écarquilla les yeux et resta bouche-bée en voyant une poule mécanique au galop, montée par un robot qui faisait de grands signes dans sa direction. Il reposa les yeux sur Xyla qui s’était à présent assise et répondait aux signes du robot-cavalier.
-          C’est à vous, ces choses-là ? demanda-t-il à Xyla, intrigué.
-          Oui, c’est Kolzy et … euuuh … Menace-détectée ! répondit fièrement Xyla.

* * *

Le soir venu, Xyla retrouva enfin le camp Mojache et poussa un grand cri de soulagement en y entrant. Les quelques habitants qui se trouvaient à l’extérieur la dévisagèrent curieusement.
-          Je meurs de faim !  hurla-t-elle à Kolzy qui lui répondit en lui tendant un boulon huilé.
-          Non, pas ça, Kolzy, on va manger de la bonne nourriture ! Mais d’abord, j’aimerais passer voir Lavinis !
Elle entra dans l’auberge et demanda à voir son amie elfe de sang. L’aubergiste qui s’apprêtait à la faire monter à l’étage fut arrêtée par la vieille guérisseuse qui semblait sortir de nulle part et lui barra la route.
-          On ne doit pas déranger la blessée ! Je m’en occupe personnellement ! dit-elle froidement en lançant un regard lourd sur Xyla.
-          Mais j’aimerais juste lui dire bonjour et voir si elle va mieux !
-          Evidemment qu’elle va mieux puisqu’elle est entre mes mains. Je lui remettrai votre bonjour. Maintenant, du balai !
Sur ces mots, la guérisseuse se retourna et disparut dans le coin sombre d’où elle était sortie.
-          Elle est bizarre, c’est peut-être une sorcière ! murmura Xyla à Kolzy. Du coup, je n’ai rien pour payer mon repas puisque c’est Lavinis qui a tout l’argent …
Kolzy émit un petit couinement triste et tira Xyla hors de l’auberge.
Dehors, la nuit était tombée mais l’air restait lourd. On entendait les petits animaux nocturnes qui chantaient en cœur. Avec le vent qui faisait danser le feuillage sombre des arbres, et les lucioles pour remplacer les étoiles masquées par la végétation, on se serait cru à une fête particulière.
Xyla s’assit à terre, près d’un feu. Elle mâcha quelques herbes arrachées au bord de la rivière et sombra dans un sommeil lourd et sans rêve.

* * *

-          Les taurens sont vraiment des créatures pitoyables …
Xyla sursauta. Etait-ce son imagination ou elle avait bien entendu quelqu’un parler à côté d’elle ? Elle frotta ses yeux encore gonflés de la nuit, ainsi que la bave qu’elle avait répandu un peu partout.
-          Il y a quelqu’un ? demanda-t-elle aux quelques braises encore chaudes.
Un mouvement à sa droite la fit frissonner. Instinctivement, elle vit ses mains se transformer en pattes velues et agiles et elle se fondit dans le décor, l’œil aux aguets. Elle aurait juré qu’il y avait quelqu’un près d’elle, même s’il ne parlait plus depuis qu’elle s’était réveillée.
Un souffle dans sa nuque lui glaça le sang.
-          Je peux te voir, druidesse !
Xyla se retourna d’un geste vif et envoya sa patte de toutes ses forces vers la source de cette voix. Dans un bruit sourd, elle heurta quelque chose qui fit enfin son apparition en s’étalant au sol. Il s’agissait d’un reprouvé qui semblait être passé maître dans l’art de se confondre avec le paysage. Tout en reprenant sa forme de taurène, Xyla l’observa curieusement. Le réprouvé, qui avait encaissé le coup de patte en pleine figure maugréait en se tenant la mâchoire. Son visage était d’une pâleur maladive et couvert de cicatrices. La plus profonde avait fermé son œil gauche définitivement. Dans une grimace tordue, il releva son regard vers Xyla qui sursauta. Il ne restait qu’un seul œil à ce réprouvé mais il était entièrement noir et brillait de rage et de colère. Ses cicatrices amplifiaient l’air menaçant qui émanait de cette perle noire qui fixait à présent Xyla.
-          Tu es complètement folle, pauvre vache ! finit-il par articuler avec un calme déconcertant.
-          J…j’ai eu très peur ! J’ai cru que j’étais attaquée par un ballon rose ! C’est affreux les ballons roses, vous savez ?
Le réprouvé fronça les sourcils et fit une grimace. Il finit enfin par se relever et frotta la terre qui le recouvrait, détail difficilement remarquable vu la crasse de ses vêtements en lambeaux.
-          Vous êtes pauvre ? demanda Xyla sans le moindre tact.
-          Que… ? Absolument pas ! Je dois bien être la personne la plus riche de ce continent ! Rien ne vaut le métier que j’exerce !
-          Mais alors, pourquoi vous êtes habillé comme un épouvantail ?
-          Pour épouvanter ! Quelle question !
-          Oooooooooh !
Xyla s’approcha du réprouvé avec un air intrigué.
-          Pourtant tu ne me fais pas peur ! Mais tu ne sens pas très bon !
-          C’est pas bientôt fini ces réflexions idiotes ?
-          Désolée …
Xyla baissa la tête cinq secondes puis reprit de plus belle.
-          Mon nom, c’est Xyla ! Et lui c’est Kolzy, ajouta-t-elle en montrant son robot.
-          Magan, marmonna le réprouvé avant de s’éloigner.
-          Il a l’air très gentil ! dit-elle à Kolzy en regardant le réprouvé passer le pont.