29/09/2010

Une étrange rencontre

Une étrange rencontre


A l’aube de ses beaux jours, Vangelis retourna vivre en Mulgore pour y retrouver son enfance et son origine. L’herbe grasse de ses terres natales la fit sourire et elle se sentit comme libérée de ses tracas de la guerre qui résonnait au nord. Elle passa les deux premiers jours à l’auberge de Sabot-de-Sang, y prenant du bon temps, faisant chaque chose calmement. Elle alla pêcher dans la petite rivière qui bordait le village, courut après les trotteurs des plaines, sans intention de leur faire du mal, se roula dans l’herbe avec Ikhé. Vangelis retrouva la petite taurène qu’elle avait oublié. Au crépuscule du second jour, elle était assise en haut d’une colline et observait le coucher du soleil. Elle appréciait la douce chaleur sur sa peau noire et la couleur rouge du soleil colorait les nuages aux tons pastels allant du lilas aux terres ocres qu’elle avait déjà pu fouler.

Vangelis sortit un vieux carnet orné d’une couverture en cuir de kodo et maintenu fermé par une lanière de cuir déchirée. Elle l’ouvrit et esquissa un sourire en relisant ses premiers exploits. Tout en caressant Ikhé d’une main distraite, Vangelis marmonnait quelques bribes de phrases, comme un rituel qu’elle aurait prononcé. Dans une profonde inspiration, elle releva les yeux de son carnet pour jeter un dernier regard à sa chère terre qui s’endormait paisiblement, bercée par une bise et les derniers rayons de soleil. Et dans les sous-bois, un peu plus en aval, elle vit une ombre qui se mouvait. Une ombre bien trop grosse pour la faune qui pouvait y courir. De nature curieuse, elle descendit de son perchoir pour voir cette chose de plus près. Plus elle s’approchait et plus elle pouvait distinguer les grognements apeurés de ce qui pouvait bien être une bête blessée. Elle ralentit le pas et s’accroupit pour ne pas se faire remarquer. L’ombre se démenait comme un diable mais restait à la même place. Vangelis s’approcha encore un peu et distingua un ours emmêlé dans des ronces et écrasé en partie par … un ballon rose ? Son instinct de chasseresse lui fila entre les mains et en deux temps trois mouvements, l’ours se retrouva les quatre pattes et la gueule ficelées. En remontant la bête sur son dos, Vangelis eut une sensation d’avoir capturé un animal bien plus rare qu’un simple ours.

Elle emprunta la route qui descendait au village de Sabot-de-sang et réfléchit à voix haute comment elle allait cuisiner sa proie. Mais aussi étrange que celui put lui paraître, l’ours comprit ses paroles. Il commença à se débattre avec une force rageuse et s’expulsa du dos de Vangelis qui tomba à la renverse. L’ours se débattit tant et bien qu’il en arracha ses liens et s’enfuit rejoindre le sous-bois où Vangelis l’avait capturé. Etait-ce la chute qui lui avait fait cogner sa tête trop durement sur le sol ou bien avait-elle réellement entendu cet ours crier après un « doudou » ? Vangelis se frotta les yeux et resta assise à méditer. Et malgré ce paysage qui tentait de faire tout son possible pour lui rappeler la gentille taurène innocente qu’elle avait pu être, elle sentit monter en elle un sentiment de désir … un désir obsessionnel de vouloir retrouver cet animal et de le tuer. Parce qu’aucun animal n’avait osé jusqu’ici lui résister.

* * *

Cachée sous un gros tas de branchages et de feuilles, Vangelis attendait son ours depuis l’aube. Elle avait usé cette idée dans sa tête pendant toute la nuit : attraper et tuer la bête. Son lanceur de pièges réglé sur une distance optimale, elle n’en faisait dépasser que l’extrémité de sa cachette. Sa discrétion était travaillée par l’expérience et le temps. Son corps était figé tel un roc mais sa concentration était affûtée, l’œil brillant et le regard perçant, rien ne pouvait lui échapper.

Ikhé, quant à lui, se promenait allègrement dans la plaine en aval du sous-bois où Vangelis traquait sa proie. Il ne se souciait plus des délires obsessionnels de sa maîtresse depuis longtemps déjà mais sa fidélité pour elle restait inchangée. Ils avaient appris à vivre ensemble et Ikhé était sans doute le loup le plus capable à produire des secours en cas de brûlures, explosions, hallucinations et autres amusements du même genre. A force, ça lui était devenu chose courante et il apprenait à prévenir l’arrivée de ce danger.

Midi approchait et Vangelis ne baissait pas sa vigilance. Les sens en alerte, rien ne pouvait lui échapper. Cet ours était entré dans ce bois la veille, il devrait bien en sortir un moment ou un autre ! Mais Vangelis n’était pas au bout de ses surprises. Après avoir cru entendre un ours crier après un « doudou », elle vit soudain ce qui devait sans doute se rapprocher le plus d’un lion – une sorte de bête aussi massive qu’un ours mais jaune, avec une crinière – sortir de nulle part et lui foncer droit dessus, l’air affolé. De s’être attendue à tout instant à voir apparaître l’ours de la veille, elle fut tellement surprise qu’elle en oublia de tirer et le lion la piétina sans arrêter sa course folle. Elle extirpa tant bien que mal la crosse de son fusil qui s’était enfoncée dans sa narine gauche et se redressa douloureusement. Le lion était déjà loin ;  on ne pouvait plus voir qu’un point jaune s’affoler dans la plaine verte. Vangelis soupira longuement en se demandant ce qui avait bien pu changer à ce point en Mulgore. Les créatures qu’elle y croisait étaient tout ce qu’il y avait de plus bizarre…

Elle récupéra ses affaires cachées sous les feuilles et se remit en marche vers le village, en faisant un petit détour pour reprendre Ikhé qui gambadait. Elle se laissait descendre passivement par la gravité et rejoignait distraitement le sentier. Ses pensées étaient encore dans ce qu’elle avait pu voir. Du monde qu’elle avait déjà parcouru, elle n’avait jamais eu l’occasion d’observer une bête aussi étrange. Elle finit par rejoindre Ikhé et ce ne fut qu’une fois assise à côté de lui qu’elle constata qu’il n’était pas seul : il était lancé dans une discussion passionnée avec … le gros lion ! Ikhé se tourna vers Vangelis qui restait bouche-bée et lui sourit :
-          Te voilà enfin ! J’ai fait une rencontre fort intéressante en ton absence. Il pointa le museau vers le lion qui était assis en face de lui. Ce dernier eut un raidissement en voyant Vangelis de plus près.
-          Ne t’en fais pas, dit Ikhé au lion, elle ne te fera pas de mal … enfin, pas cette fois-ci en tout cas. Et puis, tu n’as plus de raison de pleurer, je suis sûr que Vangelis trouvera une solution à ton problème ! Elle adore faire des expériences … ajouta-t-il sur un ton mal assuré.
Vangelis revenait petit à petit à ses idées et finit par articuler lentement :
-          Comment tu as fait pour attraper une bête pareille ?
Ikhé leva les yeux au ciel et lâcha un soupir désespéré.
-          Ma chère Vangelis, ce que tu as devant toi n’est rien d’autre qu’une jeune taurène !
Elle écarquilla les yeux et observa l’animal étrange et massif qui se tenait toujours devant elle. Une taurène, ça ? Cette … chose n’avait rien d’une taurène, encore moins d’une jeune taurène car la petite génisse était bien plus massive que Vangelis qui était arrivée à maturité. Et puis, ces formes, ce maintien, cette couleur, cette crinière, ces dents pointues, en rien cette bête ne pouvait être une taurène. En réfléchissant à toute vitesse, Vangelis se tourna vers Ikhé, le regard inquisiteur.
-          Tu n’aurais pas mangé un champignon fantôme ou deux, en t’amusant dans la plaine, par hasard ? J’ai déjà eu des hallucinations mais je suis sure que ça, ce n’est pas de ma race !
-          C’est justement là, son petit problème.
Ikhé passa outre des soupçons infondés de sa maîtresse, qu’il avait l’habitude d’entendre à chaque fois que ce qu’il voyait différait de la version de Vangelis – et ce genre de chose arrivait plus que fréquemment ! Il reprit ses explications, sous le regard de plus en plus affolé du lion.
-          Elle m’a raconté qu’elle avait été chassée par une grosse vache, hier soir, dans l’ombre et, de peur de la croiser à nouveau et qu’elle la reconnaisse, elle a essayé de se transformer en lion sans en maîtriser la discipline. Résultat des courses, elle se retrouve coincée entre un ours et un lion, d’où son aspect peu esthétique et elle ne sait absolument pas comment revenir à sa forme originale.
-          Une druidesse ! C’est ça ! C’est une druidesse ! Le regard de Vangelis s’éclaircit soudain. Incroyable, continua-t-elle, je ne les avais jamais vus dans leurs débuts ! Elle inspecta le lion de plus près, le sentit, goûta ses poils, chercha un pis, tout ça sous le regard terrifié d’Ikhé et de la druidesse qui n’osait pas bouger.
-          Eh bien, pourquoi ne vas-tu pas voir ton maître des druides ?
Ikhé intervint aussitôt :
-          Elle ne connait rien à la vie en civilisation, ni au monde des taurens. La petite a été élevée par une ourse, depuis sa plus tendre enfance. Pour ma part, je pense que ça a dû favoriser en elle des capacités à se métamorphoser et à faire ainsi partie des rares taurens à être assez sages pour atteindre une telle maîtrise. Qu’en penses-tu, druidesse ?
Il se retourna vers le lion qui venait de se planquer la tête dans un trou de chien de prairie et qui hurlait de peur. Dans une série de mots qui n’avaient aucun sens, on pouvait distinguer « mouche taurènivore ». Et de ce fait, Ikhé et Vangelis remarquèrent une petite mouche noire qui tournait autour de la druidesse qui hurlait de plus en plus fort.
Ikhé regarda le lion dans sa position de trotteur perdu, avec un air plus effaré que jamais.
-          Ou bien, c’est un don tout à fait aléatoire qui n’a rien à voir avec la sagesse…